La chaleur retombe un peu à Abidjan, plongée dans la saison des pluies. C’est la fin de la journée et Isabelle Yeboua prolonge un peu la tranquillité de son bureau à la fédération de rugby de Côte d’Ivoire pour faire le point.

C’est en mars dernier qu’elle a reçu confirmation qu’elle était bénéficiaire d’une bourse World Rugby à destination des dirigeantes. La deuxième tentative fut la bonne.

« Je n’y croyais pas quand j’ai ouvert le mail », raconte celle qui a été soutenue dans sa candidature par sa fédération et par Rugby Afrique qui a fait du développement du rugby féminin sur le continent l’une de ses priorités. « Cette fois, j’avais tenté sans grande conviction. Je me disais, on sait jamais, ça peut marcher. 

« Je pense que la différence s’est faite lors d’un entretien où on a bien noté que j’étais très active, que j’étais un peu partout pour développer le rugby féminin dans mon pays. »

N'allez pas lui demander si elle est aujourd’hui « la patronne » du rugby féminin. « Pas patronne. Plus révolutionnaire », corrige-t-elle dans un éclat de rire. Car son ambition, c’est de faire changer les choses durablement.

Un sport inconnu à l’époque où elle commence

Au début de sa découverte du rugby – à la faveur d’un prof d’EPS au lycée – ce sport est une terre inconnue pour elle, comme pour beaucoup de jeunes filles en Côte d’Ivoire. Cette balle ovale d’abord. Puis ces chocs, ce défi physique que le sport représente. Ça la change du hand et du foot qu’elle pratique. Mais c’est pourtant dans le rugby qu’elle s’épanouit.

« C’était un sport nouveau, je me suis dit pourquoi pas. C’est venu naturellement. Franchement, je ne peux pas expliquer pourquoi j’ai flashé sur le rugby. C’est au-delà du sport, ça ne s’explique pas. L’esprit de famille m’a séduite tout de suite. Les garçons et les filles étaient ensemble et des affinités se sont créées. On m’a tout de suite bien accueillie. C’est cet esprit-là qui fait que je n’ai jamais abandonné le rugby », dit-elle.

A l’université à Abidjan, un autre prof la pousse à aller plus loin, sentant qu’elle pouvait apporter à la fédération. « Un beau matin, j’y suis allée », se souvient-elle. « Et j’y suis retournée tout le temps. Je ne connaissais personne, les gens m’ont reçue et m’ont accueillie. »

Elle qui n’a pas beaucoup joué s’est très vite rendu compte qu’elle pouvait être utile d’une autre manière. A l’arbitrage par exemple, mais aussi dans l’administratif. « Il y avait beaucoup de boulot à faire, c’est ça qui est excitant ; je veux que les choses changent », assure-t-elle.

Imposer le rugby partout dans le pays

Isabelle se sent « comme investie d’une mission » en faisant fi de ce qu’elle entendait elle-même à la maison. Comment une femme pouvait-elle pratiquer un sport que l’on considérait comme physique et violent ?

« La Côte d’Ivoire est un pays assez progressiste, mais il y a toujours cette mentalité traditionnelle au niveau des parents », analyse-t-elle. « Ils disent : ma fille, je la préfère à la maison plutôt que sur un terrain de sport. On en est encore à ça aujourd’hui. Ils demandent : c’est quoi ce rugby que tu joues ? Et c’est pour faire quoi ? »

Ce qui n’a pas aidé Isabelle comme ses amies, c’est qu’à ce moment-là le nombre de compétitions dans le rugby féminin était proche du néant. « Mais on n’a pas lâché », soutient-elle. Si les garçons organisent un tournoi, alors elle va s’y rendre aussi avec des copines et jouer un match de gala. « On voulait organiser des matchs amicaux devant tout le monde qui était venu pour voir un match des garçons. »

Isabelle et ses amies y vont au forcing, profitant de chaque opportunité. « On voulait donner envie, c’est pour ça qu’on a mis en place des petits matchs, des rencontres extra-sportives pour partager ces moments. »

Son activisme et son engagement sont vite repérés à la fédération qui lui confie progressivement le développement du rugby féminin dans le pays. « Je faisais mon petit bonhomme de chemin », dit-elle modestement, guidée par sa soif de partage et de réussite.

De la base au sommet

Isabelle passe par la commission jeune puis la commission féminine dont elle prend la présidence, sur deux fronts, en commençant par la base pour atteindre le sommet. Jusqu’au jour où cette bourse de World Rugby lui tombe dans les mains.

« Dans un premier temps, j’aimerais que cette bourse m’apporte des outils pour renforcer tout ce que j’ai en connaissance, que ça serve en termes de stratégie dans la promotion pour développer le rugby féminin en Côte d’Ivoire », détaille-t-elle. « J’ai décidé aussi de me former pour devenir manager sportive, gérer un grand nombre de choses.

« Avec tout ça, j’espère inspirer et former d’autres filles qui sont à la porte et leur permettre de pouvoir continuer ce travail. Il n’y a pas de joueuses professionnelles de rugby en Côte d’Ivoire, mais elles peuvent aussi aspirer à d’autres rôles que sur le terrain. »

Les choses n’ont pas tardé à changer. Isabelle se trouvait dans le staff de la première équipe féminine de rugby à XV appelée à défendre les couleurs de la Côte d’Ivoire en Tunisie en 2021. Elle était adjointe au coach et a commencé à écrire l’histoire. Et l’année suivante, elle a initié le premier championnat de rugby à XV féminin du pays avec quatre équipes.

« C’est juste magnifique », sourit-elle. « Je me dis que je suis très chanceuse. Je suis très heureuse et très émue de compter parmi ces personnes au sommet du rugby féminin. J’ai beaucoup à apprendre et je compte bien partager avec les personnes qui sont autour de moi. Grâce à la volonté de la fédération, je vais être en relation avec des femmes battantes et dynamiques qui œuvrent partout dans le monde. »

Isabelle Yeboua aura une première occasion de rencontrer ses pairs. World Rugby l’a conviée à assister à la Coupe du Monde de Rugby 2021 qui sera jouée en octobre et novembre 2022 en Nouvelle-Zélande.