Le dernier week-end de juin 1995 a été très important dans l'histoire du rugby. La Nouvelle-Zélande, qui comptait dans ses rangs le jeune prodige Jonah Lomu, devait affronter l'Afrique du Sud sur son terrain pour la dernière finale de Coupe du Monde de Rugby du rugby amateur. Tous les yeux étaient tournés vers le Ellis Park de Johannesburg où Nelson Mandela et Francois Pienaar allaient marquer l'histoire.

La veille pourtant, une annonce importante avait été faite. Les trois puissances rugbystiques de l'hémisphère sud – l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud – venait de s'accorder sur un gros deal de 550 millions de dollars US avec la compagnie News Corp de Rupert Murdoch.

Ce contrat à dix ans donnait à News Corp les droits exclusifs de retransmission à la télévision des rencontres du Tri Nations, des matches du Super 12 ainsi que de tous les autres tests entre les trois équipes. Les autres nations du rugby ont pris ça comme une véritable menace et ont décidé de s'unir pour changer la donne.

S'unir face aux menaces

Dans le même temps, le rugby à XIII s'en mêlait, faisant de l’œil aux meilleurs joueurs de rugby à XV des deux hémisphères. Cette nouvelle menace sur l'amateurisme prenait la forme d'une nouvelle compétition à venir : le World Rugby Championship (WRC).

Le projet était mené par l'ancien pilier des Wallabies Ross Turnbull et financièrement porté par Kerry Packer. Le WRC nécessitait 900 joueurs et 30 franchises du monde entier. A en croire le livre de Huw Richard, A Game For Hooligans (non traduit en français), 407 signatures avaient déjà été collectées à la fin du mois d'août.

Huw Richard écrit que Kitch Christie, l'entraîneur champion du monde avec les Springboks, avait exhorté ses joueurs à rejeter l'éventualité du WRC et à soutenir plutôt leur fédération, « pour l'équipe, pour le pays, pour vous et pour ce que vous avez accompli ».

« Je pense que la proposition de Packer aurait pu déboucher sur quelque chose. Mais i y avait tout simplement trop d'argent en jeu pour que le projet puisse décoller », a commenté l'ancien Springbok Hennie Le Roux. « Ce qui se serait passé après, ça ça aurait été un débat intéressant. Mais je pense que cela aurait plongé le rugby dans des heures sombres. »

En fin de compte, une réponse réactive de la part des fédérations a définitivement écarté la menace du WRC. Mais en conséquence, il fallait à tout prix placer le professionnalisme en tête de l'ordre du jour de la prochaine réunion de l'International Rugby Board (IRB) prévue à Paris du 24 au 26 août 1995.

« Qu'on le veuille ou non, le rugby deviendra professionnel dans un laps de temps très court », a alors déclaré Vernon Pugh, le président de l'IRB de l'époque. « Si nous n'anticipons pas ce changement, que nous ne le dirigeons pas et que nous ne le contrôlons pas, l'IRB et les fédérations, tels que nous les connaissons aujourd'hui, risquent de ne plus rien contrôler du tout. »

Un jeu « open »

Après trois jours d'intenses débats, et exactement 100 ans après la séparation entre les deux formes de rugby – à XIII et à XV – Vernon Pugh a déclaré que le rugby à XV deviendrait un sport « open », c'est à dire ouvert au professionnalisme. Ainsi, grâce à leur accord avec News Corp., les trois grandes fédérations de l'hémisphère sud ont pu signer des contrats avec leurs meilleurs joueurs.

Mais, alors que l'international anglais Mike Catt devenait le premier joueur de rugby 100% professionnel, la situation dans l'hémisphère nord n'était pas encore apaisée. Mais qu'ils soient payés par une fédération ou un club, les meilleurs joueurs ont néanmoins pu consacrer l'essentiel de leur temps au rugby.

« Être payé, c'était génial, ça voulait dire que vous pouviez vous construire une vie en dehors de la normale, entre 9h et 17h », explique l'ancien Wallaby Matt Burke. « Mais avec ça, il y a eu beaucoup plus de responsabilités, et la charge de travail aux entraînements a été plus importante. En fait, les entraîneurs disaient en gros : 'Eh bien, on vous a avec nous maintenant, nous pouvons vous entraîner de 9h à 17h pratiquement tous les jours' ! Ça a été une période difficile pour certaines personnes qui ne pouvaient pas gérer ça. »

Comment le professionnalisme a changé le rugby

  1995 2020
Temps de jeu effectif 27 minutes 39 minutes
Rucks  91 211
Mêlées 24 14
Touches 38 24
Poids moyen des joueurs 100kg 104kg

Dans le quart de siècle qui a suivi l'annonce de Vernon Pugh, le rugby s'est développé à un rythme exponentiel. Comme le souligne la tableau, le temps de jeu effectif a augmenté de 50%. Quant aux joueurs eux-mêmes, ils sont devenus plus lourds de 4 kg en moyenne, ont gagné en puissance et en condition physique.

Des avancées importantes ont été réalisées tant sur le plan technologique que sur le plan de la santé des joueurs, faisant prendre conscience de la dangerosité des commotions cérébrales et rendant les mêlées et les plaquages plus sûrs.

« C'est un sport physique oui, mais nous pensons qu'il est plus sûr maintenant qu'il ne l'a jamais été, malgré le nombre de collisions qui a considérablement augmenté. C'est un sport plus sûr parce que nous comprenons mieux les dangers que nous ne l'avons fait ces dernières années », a expliqué le directeur général de World Rugby Brett Gosper à la BBC.

« Je pense que le rugby sera plus simple et plus sûr [à l'avenir]. Je pense que c'est ce vers quoi nous nous orientons : un sport plus sûr et plus simple au fur et à mesure que nous avançons. Notre travail est d'en faire un spectacle, mais de la meilleure façon possible, aussi safe que possible pour les joueurs, que ce soit au niveau élite ou amateur. »

Chronologie du professionnalisme

  • 1995 : Le rugby devient professionnel. Mike Catt est le premier rugbyman pro. Le premier carton jaune est donné et l'European Cup et le Super Rugby sont lancés.
  • 1996 : Les remplacements tactiques sont autorisés (jusqu'à trois)
  • 2000 : Les World Rugby Awards sont créés
  • 2001 : L'arbitrage vidéo (TMO) est introduit
  • 2006 : Le World Rugby Hall of Fame est lancé
  • 2007 : Rugby Ready est lancé avec plus de 500 000 sessions menées depuis
  • 2009 : Le Japon décroche l'organisation de la première Coupe du Monde de Rugby en Asie. Le rugby à 7 est intégré au programme des Jeux Olympiques. Les commandements de la mêlée sont « Flexion, touchez, stop, entrez ! »
  • 2012 : Le protocole commotion (HIA) est mis en place
  • 2013 : Les nouveaux commandements de la mêlée sont « Flexion, lier, jeu ! »
  • 2015 : La technologie Hawkeye fait ses débuts en RWC. Le recours à l'arbitre vidéo (TMO) est généralisé
  • 2016 : Le rugby à 7 fait ses débuts aux JO de Rio
  • 2017 : La version simplifiée des règles est publiée. Le plan 2017-2025 du rugby féminin est lancé. La Coupe du Monde de Rugby femmes en Irlande bat tous les records
  • 2018 : Le Conseil de World Rugby s'agrandit de 35%, tous les nouveaux membres sont des femmes
  • 2019 : La Coupe du Monde de Rugby au Japon bat tous les records avec 2,04 milliards de vues, 4,8 milliards d'euros de retombées économiques, 2,2 millions de nouveaux participants. Le plaquage haut est sévèrement sanctionné, 28% de commotions en moins sur la RWC 2019

POUR ALLER PLUS LOIN >> BILL BEAUMONT RÉAGIT AUX 25 ANS DU PROFESSIONNALISME DANS LE RUGBY